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  • Photo du rédacteurAuguste Lorrain

Désindustrialisation : pour en finir avec les idées reçues

Dernière mise à jour : 7 août 2023

Pas un jour ne s’écoule en France sans qu’un responsable politique ne se lamente de la « désindustrialisation » française, ni n’appelle de ses vœux la « réindustrialisation » du pays, imaginée comme un remède aux maux économiques. Régulièrement et pour les plus ambitieux, ce laïus est accompagné de comparaisons avec l’Allemagne – comparaison qui tient lieu de raisonnement. Encore faut-il bien s'entendre sur ce que désigne ce terme, voir dans quelle mesure il correspond à la réalité et si les phénomènes associés sont néfastes. On ne peut faire l’économie d’un examen plus attentif des spécificités allemandes. De même, souvent à l’insu de ceux qui l’emploient, l’expression « désindustrialisation » peut recouvrir de nombreux phénomènes : la baisse du nombre d’emplois industriels, la fermeture de sites de production en France, la baisse de la part relative du secteur secondaire dans le PIB, la trajectoire, en chiffres absolus, de la valeur ajoutée dégagée par l’industrie française.


La baisse du nombre d’emplois industriels en France est une réalité. Cette baisse ne date pas d’hier, c’est une tendance de long terme. Après s’être maintenu aux alentours de 5 millions tout au long des « Trente Glorieuses » et après avoir connu un pic en 1974 avec 5,4 millions de salariés, le nombre d’emplois secondaires a diminué pour atteindre 3,2 millions à la fin des années 2010. Il connaît depuis une très légère tendance à la hausse. En part relative de l’emploi total, le nombre d’employés dans l’industrie a ainsi baissé :



Il importe cependant de s’attarder sur les causes de ce phénomène. La baisse du nombre d’employés dans l’industrie s’explique en effet par une externalisation des emplois au profit de prestataires de services, par les gains de productivité dans le secteur industriel, mais aussi par la défaillance d'entreprises industrielles ou des licenciements industriels liés à un déficit de compétitivité.


L’externalisation d’emplois industriels au profit de prestataires de services, c’est-à-dire au secteur tertiaire, est une bonne chose. La possibilité pour les entreprises du secteur secondaire de sous-traiter à des prestataires tiers est un atout majeur pour diminuer leurs coûts de production et augmenter leur productivité et c'est la raison pour laquelle elles y ont recours. Si l'externalisation de nombreuses tâches comme l'informatique, la sécurité, le travail intérimaire, le nettoyage, l’entretien, la comptabilité, l’audit, etc. à des prestataires de services spécialisés permet d'en réduire les coûts, c’est grâce aux économies d'échelle et d'envergure que dégagent les prestataires et l’on obtient ainsi une meilleure division du travail. C'est donc une rationalisation des processus de production qui rend l'industrie plus compétitive. Selon une étude publiée par la Direction Générale du Trésor, l’externalisation de certaines activités des entreprises industrielles vers le secteur des services aurait ainsi été responsable de « 20 à 25 % de la baisse de l’emploi industriel [...] entre 1980 et 2007, [et] n’en expliquerait plus que de 1 à 5 % depuis 2000 ». Si les entreprises industrielles ré-internalisaient ces tâches, les prix de leurs produits augmenteraient, leurs exportations diminueraient (de même que leurs ventes en France) et le déficit commercial s’aggraverait. Ce n’est donc pas souhaitable.


Indépendamment de la sous-traitance, cette tertiarisation a d’ailleurs lieu au sein même des entreprises industrielles : lorsque des sociétés telles que Siemens ou GE vendent des produits comme un système d’IRM, elles ne se contentent généralement pas de livrer le produit manufacturé, mais l’accompagnent d’outils informatiques ou de prestations d’entretien ou de mises à jour qui sont autant de services. Une entreprise peut ainsi aller jusqu’à voir sa nature changer totalement. IBM est à cet égard un exemple saisissant : après avoir dominé le marché des ordinateurs, l’entreprise a manqué de peu de déposer le bilan dans les années 1990, avant de se transformer en fournisseur de services informatiques. IBM compte ainsi aujourd’hui parmi les entreprises les plus innovantes au monde avec 9.130 brevets déposés aux États-Unis au titre de l’année 2020. Aussi, le classement des 500 premières entreprises américaines Fortune 500 est-il depuis 1995 déjà majoritairement composé d'entreprises tertiaires et c'est une proportion croissante. C’est donc là une tendance de fond, autrement dit le chemin de croissance naturel emprunté par les économies au cours de leur développement.


Les licenciements industriels sont évidemment toujours désolants et bien entendu malheureux pour ceux qui sont concernés au premier chef et dont il ne faut pas négliger les efforts nécessaires au retour à l’emploi. Toutefois, la tertiarisation est en partie en quelque sorte artificielle ou purement statistique, dans la mesure où elle correspond à un transfert d’emplois identiques ou très similaires auparavant industriels vers les services : au lieu d'être employée pour le nettoyage par Peugeot à Valenciennes, une technicienne de surface salariée est par exemple employée par Adecco pour remplir des missions proches ; de la même manière, un salarié qui vivrait à Saint-Dizier et perdrait son emploi d'agent de sécurité chez Arcelor peut être amené à exercer un travail similaire chez Securitas.


Les gains de productivité sont une autre cause du recul de l’emploi industriel. Le secteur industriel est devenu plus capitalistique et moins intensif en facteur travail. Ces gains sont dus au progrès technique, lequel permet des innovations de procédé qui se traduisent par une baisse de la demande de main-d'œuvre, notamment du fait de l’informatisation et de la robotisation, en plus de l’externalisation susmentionnée. Ainsi selon les chiffres publiés par la Direction Générale du Trésor, « les forts gains de productivité réalisés dans le secteur industriel joueraient un rôle croissant. Ils seraient à l’origine de près de 30 % des pertes d’emplois sur la période 1980-2007 et de 65 % depuis 2000 ». Une note de recherche de Natixis publiée le 12 juillet 2023 conclut qu’en France, depuis 1995, les gains de productivité expliquent « l’essentiel du recul du poids de l'emploi manufacturier dans l'emploi total ». Les gains de productivité et les innovations de procédé sont eux aussi une tendance de fond, pour ne pas dire une évolution séculaire et il s’agit de la sorte là encore de quelque chose de salutaire pour le secteur industriel.


Si la baisse de l’emploi industriel s’explique ainsi majoritairement par des facteurs qui sont les bienvenus, il n’en reste pas moins que le dernier facteur est déplorable. Son rôle est bien moins important que celui que lui attribuent les lieux communs. Il convient pour autant de ne pas le minimiser. C’est en effet, contrairement aux évolutions naturelles et souhaitables évoquées ci-dessus, un phénomène qu’il appartient aux pouvoirs publics d’enrayer intelligemment, autant que faire se peut. L’enrayer, comme généralement en la matière, ne suppose en effet pas tant d’agir que de moins intervenir. Ce phénomène est lié à la mondialisation, il s’agit des délocalisations et de la concurrence internationale. Elle contribue à la baisse de l’emploi industriel par le biais du transfert de la production en France vers l’étranger, mais aussi par le biais des destructions d’emplois voire des défaillances d’entreprises entières lorsque les productions françaises sont évincées par des concurrents internationaux. Il s’agit d’un problème de compétitivité, dont les principales causes, pour ce qui est de l’insuffisance de la compétitivité-prix, sont bien établies : nombre et taux élevés des impôts de toute nature et des cotisations sociales ; excès du poids et du volume de la réglementation, de même que son instabilité et sa complexité. Loin d’expliquer la totalité de la baisse des emplois industriels, ces phénomènes regrettables n’en expliquent qu’une proportion limitée : selon les calculs publiés par la Direction Générale du Trésor, entre 1980 et 2007, « le commerce extérieur expliquerait 13 % des destructions d’emplois dans l’industrie ». Toutefois, la publication note que « sur la période récente, ils [en] expliqueraient 28 % ». Dans la note du 12 juillet susmentionnée, Patrick Artus arrive à une conclusion similaire. Il estime qu’en France « 25 % [du] recul du poids de l’emploi industriel dans l’emploi total depuis 1995 est dû aux délocalisations vers les pays émergents ». Dans le cadre de cette étude, les pays d’Europe centrale ont été comptabilisés comme pays émergents, précise par ailleurs l’étude. Toujours selon cette note, ce chiffre est moins élevé en France que parmi la plupart des économies comparables. Il est ainsi de 80 % au Royaume-Uni, de 56 % aux États-Unis, de 43 % en Espagne, de 42 % en Italie et de 11 % en Allemagne. Une note Trésor-Éco publiée par la Direction Générale du Trésor et consacrée à ce sujet dresse ainsi le constat suivant : « La désindustrialisation est un phénomène qui touche l'ensemble des économies développées, en raison des gains de productivité plus élevés du secteur industriel et de la déformation de la structure de la demande au profit des activités de services. Toutefois, son rythme diffère selon les pays, ce qui traduit en partie des écarts de compétitivité du secteur industriel face à la concurrence internationale. Dans ce contexte, bien que la France se caractérise par une base industrielle diversifiée et la présence de grandes entreprises bien insérées dans la mondialisation, la désindustrialisation y apparaît plus rapide que dans d'autres pays européens. Ce constat peut traduire à la fois les difficultés des entreprises industrielles françaises face à la concurrence internationale et une baisse de l'attractivité de la France pour les activités de production industrielle ».


Allant logiquement de pair avec la baisse du nombre d’emplois secondaires, le nombre de sites de production industriels a diminué en France. Cependant, si les fermetures d’usines et les licenciements, de même que les mouvements sociaux qui les accompagnent souvent et bruyamment, bénéficient d’une certaine couverture médiatique, c’est moins le cas des ouvertures de nouveaux sites de production. Ce n’est ainsi pas tant au nombre de fermetures d’usines qu’il convient de s’intéresser qu’au solde net entre leurs créations et leurs fermetures :



Le nombre d’usines a ainsi dans l’ensemble fortement diminué en France au cours de la dernière décennie, mais c’est une tendance plus ancienne qui s’est stabilisée, voire a connu un retournement récent. Cette diminution ne s’est pas traduite par une baisse de la création de richesse par ce secteur, richesse annuelle qui a été multipliée par environ 3,5 en 60 ans, passant de 108,5 milliards d’euros constants de valeur ajoutée en 1960 à 382,41 milliards d’euros constants en 2022. Les sites industriels qui ont vu le jour récemment ont en effet une productivité généralement bien plus élevée et permettent le plus souvent de créer bien plus de valeur ajoutée que les usines qui ferment.


L’emploi industriel a fortement diminué, c'est sans conteste. Mais il a diminué principalement sous l’effet des évolutions bénéfiques pour l’économie que sont l’externalisation et les gains de productivité. Il diminue dans une moindre mesure en raison de la concurrence internationale et des délocalisations.


Autre aspect de la désindustrialisation, la part de la richesse produite par l’industrie dans le PIB, diminue elle aussi. Cette évolution ne doit cependant pas donner lieu à des interprétations abusives. Elle s’explique par de bonnes raisons : il ne s’agit que d’une diminution relative, qui découle d’un développement plus rapide du secteur tertiaire que du secteur secondaire, ce qui correspond au développement normal des économies arrivées à un certain stade de prospérité. La tertiarisation est une tendance commune non seulement à toutes les économies avancées, mais aussi à l’économie mondiale dans son ensemble. Elle correspond au chemin de croissance naturellement emprunté par les États. Cette transformation s’explique par la déformation de la structure de la demande au fil du temps et à mesure du développement. En effet, les gains de productivité réalisés entraînent une hausse du revenu des agents, qui se traduit par une modification de la structure des dépenses des ménages et des entreprises au profit des services et au détriment des biens industriels. Autrement dit, plus on s’enrichit, plus on vieillit et plus une entreprise croît, plus la demande de services augmente ; plus un pays est prospère, plus ses habitants consomment des services.


En France, la part de la valeur ajoutée de l’industrie dans le PIB est passée de 27,8 % en 1980 à 17,4 % en 2022. Cette mesure évolue selon la même tendance et au même rythme que dans les pays comparables ainsi que dans le monde. On note cependant un écart d’environ 4 points avec la moyenne de l’OCDE et de 6 points avec les États de l’Union européenne (graphique 1, les graphiques ne sont hélas que partiellement et inégalement traduits en français sur le site de Banque mondiale). Cet écart correspond à la part plus importante de la valeur ajoutée des services français par rapport à la moyenne de l’UE et par le poids de l’agriculture française par rapport à la moyenne de l’OCDE (graphique 2) :




L’étude des PIB mondiaux par secteur fait apparaître que la France n'est pas dans une situation particulièrement anormale. Le Royaume-Uni par exemple, qui est une économie comparable et même, selon les données retenues, plus prospère que la France, est encore plus tertiarisé avec des services qui selon d’autres méthodologies retenues que ci-dessus, représentent 79,2 % du PIB contre 78,8 % pour la France. Les États-Unis, économie la plus avancée, ont un secteur tertiaire qui représente 80 % du PIB. Globalement, il apparaît que la baisse relative de l’industrie du fait de l’essor des services correspond à la situation des économies avancées. A contrario, un poids important de la valeur ajoutée industrielle est généralement la marque des économies en phase de rattrapage :



La baisse de la proportion de la valeur ajoutée du secteur industriel ne correspond pas à une baisse absolue de cette valeur ajoutée. Au contraire, la richesse produite par l’industrie augmente tendanciellement partout dans le monde (graphique 1), y compris en France (graphique 2), où, comme dans des pays comparables, elle a cependant davantage été frappée par les grandes crises économiques récentes :



Il convient désormais de s’attarder sur l’Allemagne, pays si régulièrement cité en exemple en matière industrielle et volontairement tenue à l’écart des comparaisons ci-dessus. Comparaison n’est pas toujours raison. L’Allemagne, d'une part, n'est en aucun cas le pays le plus industrialisé en Europe : en pourcentage du PIB les industries tchèque, slovène ou polonaise sont plus importantes, ce qui est caractéristique de leur phase de rattrapage économique ; d’autre part, l’Allemagne n’est évidemment pas non plus le pays le plus développé d’Europe au sens du PIB par habitant. Au sein de l’UE, l'Autriche, le Danemark, les Pays-Bas ou encore l'Irlande sont mieux placés à cet égard. Il est cependant exact que l’évolution de l’industrie outre-Rhin tranche avec l’évolution qu’elle a connue en France. Pour être plus précis, une remarque s’impose toutefois : cette évolution constitue une exception non seulement au regard de la France, mais aussi à l’aune de pratiquement l’ensemble du monde occidental et des économies avancées. Encore faut-il ajouter que cette exception est relative et mérite d’être nuancée.


En Allemagne comme en France, la part des emplois dans l’industrie a fortement baissé au profit des services :



Toutefois, en chiffres absolus, la baisse du nombre d’emplois dans le secteur secondaire est beaucoup moins prononcée qu’ailleurs : entre 1991 et 2022 ce chiffre est passé de 13,83 à 10,90 millions. Cette meilleure résistance de l’emploi industriel allemand s’explique notamment par un droit du travail plus souple, qui permet de recourir plus facilement au temps partiel pour répondre aux fluctuations de la demande (graphique 1). Mais plus encore que le temps partiel, c’est le dispositif allemand de chômage partiel qui explique la résistance de l’emploi industriel allemand, comme en atteste son utilisation massive lors de la crise des subprimes (graphique 2), moins dévastatrice pour l’industrie allemande que pour celle des autres pays occidentaux :




Suivant la tendance des économies avancées, la part de la valeur ajoutée industrielle dans le PIB allemand a longtemps et considérablement baissé. Cependant, à partir du début des années 2000 elle s’est stabilisée à un niveau « anormalement » élevé :



Cette stabilisation au début des années 2000 n’est pas un hasard. Elle correspond à la conjonction historique de trois phénomènes d’ampleur dont l’économie allemande et son industrie ont grandement profité.


En premier lieu, la création de l’euro. La monnaie unique européenne, introduite en deux étapes en 1999 puis en 2002, a pour conséquence de rendre l’Allemagne beaucoup plus compétitive (graphique 1). L’euro ne s’apprécie en effet pas autant que ne le ferait le Deutsche Mark dans un scénario contrefactuel. Tout d'abord, vis-à-vis des pays européens, le Mark rajouterait un coût de conversion, donc augmenterait le coût de transaction avec l'Allemagne. De plus, libellés dans une devise étrangère, les prix allemands seraient moins transparents et donc la possibilité de les comparer diminuerait. La fluctuation du cours du Mark rendrait de surcroît difficilement prévisibles les prix allemands. Enfin, les pays de la zone euro important dans l'ensemble davantage de produits et services en provenance d'Allemagne qu'ils n'y exportent, leurs devises se déprécieraient alors que le Mark s'apprécierait, ce qui aurait pour effet de rééquilibrer les échanges. Ce mécanisme d'équilibrage n'existe pas avec l'euro, monnaie unique qui est l'équivalent d'un change fixe. Vis-à-vis du reste du monde, l'Allemagne profite également beaucoup de la monnaie unique. D’une part parce que les crises des dettes européennes ont affaibli l'euro comparé aux autres devises internationales, ce qui rend les produits et services allemands moins chers. En l'absence de l'euro, la devise allemande serait devenue une valeur refuge, ce qui aurait fait augmenter son cours, rendant les biens et services allemands encore plus chers. D’autre part et surtout, la valeur d'une monnaie est fortement corrélée au solde commercial de son pays : plus il est positif, plus la demande de sa monnaie est forte et donc plus elle s'apprécie, augmentant là encore les prix au détriment de la compétitivité. Mais dans le cas de l'Allemagne, la valeur de l'euro n'est pas tant corrélée à son solde qu'à celui de l'ensemble de la zone euro, qui compte de nombreux pays en situation de déficit commercial. Ces soldes négatifs viennent stabiliser et contrebalancer à la baisse le cours de l'euro, profitant aux pays exportateurs nets et surtout au premier d'entre eux : l'Allemagne. Cependant l’euro renchérit inversement pour l’Allemagne le prix des importations extra-européennes. En deuxième lieu, l’entrée en vigueur des quatre réformes Hartz, qui ont considérablement assoupli le marché du travail allemand (encadré issu de la note Trésor-Éco Réformes Hartz : quels effets sur le marché du travail allemand ?). En troisième lieu, l’accord des partenaires sociaux allemands sur une politique de modération salariale au début des années 2000 qui a accru la compétitivité en faisant baisser les coûts salariaux unitaires, c’est-à-dire le coût moyen du travail par unité produite (graphique 2, issu de la note Trésor-Éco Comment expliquer la nouvelle dynamique salariale en Allemagne ?) :





En plus des trois facteurs majeurs abordés ci-dessus, il convient de mentionner des facteurs plus structurels. D’abord, en plus de sa compétitivité-prix, l’Allemagne bénéficie d’une compétitivité hors-prix exceptionnelle grâce à l’image de marque de ses entreprises exportatrices et de la réputation des productions en Allemagne, c’est-à-dire Made in Germany : étiquette introduite dans le cadre d’un conflit commercial pour stigmatiser les produits allemands en plein essor par le Royaume-Uni en 1887, cette désignation qui se voulait infamante a eu l’effet inverse de celui qui était recherché. Ensuite, l’Allemagne bénéficie du positionnement haut de gamme de ses produits et en particulier de sa spécialisation dans des secteurs rendus très lucratifs par le développement des pays émergents et en particulier de la Chine : il s’agit des secteurs des machines-outils, de la chimie et de l’automobile. Reste à déterminer à plus long terme comment l’économie allemande va réagir à la guerre en Ukraine, en particulier à la hausse des coûts de l’énergie et surtout du gaz, dont elle s’alimentait directement auprès de la Russie. Les premières indicateurs suscitent de nombreuses interrogations outre-Rhin : après avoir enregistré des excédents commerciaux d’environ 150 milliards d’euros par an au cours des années 2000, lesquels ont atteint environ 200 milliards d’euros par an dans les années 2010, le solde commercial positif de l’Allemagne s’est réduit à 80 milliards d’euros en 2022.


Force est d’admettre que dans une perspective de long terme l’Allemagne suit plutôt la tendance générale qui se dessine à l’échelle du monde une fois un certain stade de développement atteint : baisse de la part des emplois industriels, baisse du nombre d’emplois industriels, baisse de la part de la valeur ajoutée de l'industrie dans le PIB, essor des services, etc. Et s’il est courageux de se fixer comme objectif d'avoir une industrie comparable en proportion ou en taille à l'industrie allemande et aussi performante à l'exportation – et il faut prendre les mesures à la hauteur de cette ambition – il est sans doute exagéré de croire y parvenir à moyen, voire à long terme. Il est aisé de comparer la France des « Trente Glorieuses » à l'Allemagne d'après-guerre, détruite et divisée ou encore la France des années 1990 avec l'Allemagne qui subissait le choc de l’absorption de la RDA pour dresser un tableau sombre des évolutions plus récentes. Ce serait tirer des conclusions hâtives. L’honnêteté contraint d’être plus objectif et notamment de reconnaître que l'industrie allemande avait non seulement dépassé la française, mais aussi la britannique dès avant la Première Guerre mondiale, comme en attestent les travaux de l’économiste Angus Maddison.


Il va de soi que le déclassement économique relatif de la France par rapport à l’Allemagne dès la deuxième moitié du XIXᵉ siècle ne doit pas servir de prétexte pour ignorer les difficultés françaises actuelles, lesquelles sont nombreuses, majeures et généralement sous-estimées. Pour s’y atteler, il serait bienvenu de changer le regard porté sur le développement des services, vu comme un mal. Les services ont par exemple l’avantage d’être pour partie d’entre eux plus difficilement délocalisables. Ils ne sont pas l’adversaire de l’industrie mais son allié, source de synergies. Aussi, dans le cas français en particulier, il faut louer les performances des services à l’exportation : ils ont en 2021 dégagé un solde excédentaire de 36 milliards d’euros, tendance en hausse, alors même qu’ils sont dans l’ensemble pénalisés par le même environnement fiscalo-réglementaire que le secteur secondaire. Par ailleurs, contrairement aux préjugés, le déficit commercial français n'est pas principalement dû aux pays émergents extra-européens qui bénéficient des délocalisations en ayant des normes fiscales, sociales ou éthiques souvent abusivement jugées injustes, pays vis-à-vis desquels la France est la plupart du temps en excédent. Le déficit commercial français est principalement dû à la concurrence avec des pays comparables, au sein de l'UE notamment, avec lesquels la France partage en partie les normes juridiques, sociales et éthiques, en plus de la monnaie. Pour s’attaquer aux maux de l’industrie, la politique industrielle devrait pour l'essentiel se résumer à la politique économique générale et peut s'esquisser comme suit : par des mesures transversales, développer un terreau économique favorable à la croissance de nos entreprises existantes et à l’éclosion de nouvelles, tous secteurs confondus – ce qui passe par une meilleure éducation (cf. nos mauvaises performances aux études PISA), une meilleure formation des individus au cours de leur vie, une mobilisation accrue du facteur travail sous-utilisé, la consolidation des normes et prélèvements obligatoires en un nombre faible et à un niveau bas en les rendant tout autant simples, intuitifs et stables pour minimiser leur effet distorsif, réduire au minimum absolu le code du travail, réformer la sphère publique en réduisant son coût et son champ d’action, etc. C’est évidemment bien plus facile à dire qu’à faire, il n’y a pas lieu de se le cacher.


Cependant, la France a fait des choix collectifs inverses sur lesquels elle n’est guère revenue et pour grossir le trait, lorsqu’elle a introduit les 35 heures et augmenté le SMIC au-delà de l’inflation et des gains de productivité dans la première moitié des années 2000, l’Allemagne a fait le choix des réformes structurelles Hartz et de la modération salariale. Autrement dit, le prétendu « État stratège », dont on voudrait accroître le rôle, fait courir le marathon de la mondialisation à l’industrie (comme à l'ensemble de l’économie) en la chargeant du sac à dos le plus lourd au monde et lui offre en guise de consolation un désaltèrement qu’il lui a prélevé, lorsqu’il ne l’a pas emprunté à quelqu'un d'autre.


Des nombreux défis économiques que la France doit soulever, la réindustrialisation, contrairement aux lieux communs, n’est ni si évidente ni si incontournable qu’il n’y paraît. Or c'est paradoxalement un des seuls sujets économiques que les responsables politiques évoquent régulièrement parce qu'il est porteur électoralement et entretient le mythe colbertiste d'un État et de dirigeants « stratèges », alors qu’il s’agit la plupart du temps de proposer, ou, pire, de mettre en œuvre des politiques verticales, c’est-à-dire sectorielles, interventionnistes mal inspirées, là ou des politiques horizontales seraient plus utiles. Le défi auquel fait face notre industrie, comme le reste de notre économie, est un manque de compétitivité qui se traduit notamment par un déficit commercial à la fois structurel, lourd et s'aggravant avec le temps et le leitmotiv « réindustrialisation », ou encore ses diverses variantes ronflantes comme le « redressement productif », la « relocalisation », la « souveraineté industrielle et numérique », etc., ont pour effet d’occulter la question plus fondamentale qui est celle de la compétitivité – qui, elle, appelle des mesures autrement plus impopulaires, en rupture avec les choix faits depuis des décennies et beaucoup plus radicales que des taxes aux frontières, des subventions diverses et variées ou un énième plan de soutien coûteux pour canards boiteux. L’amalgame de faits démagogiquement regroupés et abusivement dénoncés sous le terme « désindustrialisation » ne doit berner personne. Une bonne politique industrielle ne consiste pas tant à « soutenir » l'industrie qu'à ne pas l'entraver.


Auguste Lorrain


Références :


Document de travail de la Direction Générale du Trésor, « La désindustrialisation en France, 2010 » : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2010/02/18/document-de-travail-de-la-dg-tresor-n-2010-01-la-desindustrialisation-en-france


Notes Trésor-Éco, Direction Générale du Trésor :

« Réformes Hartz : quels effets sur le marché du travail allemand ? » :

« Comment expliquer la nouvelle dynamique salariale en Allemagne ? » :


Patrick Artus, Notes Flash Économie, Natixis Recherche :

« Désindustrialisation de la France et maladie hollandaise » :

« Relocalisations industrielles ? Quels pays ont pu conserver leur industrie ? » :

« Seule stratégie possible pour l’industrie en France : la montée en gamme » :

« La réindustrialisation et les compétences » : https://research.natixis.com/Site/fr/publication/OXEV2uUjlvqc4Jt9W_hSUQ%3D%3D « Quelle est la responsabilité de la mondialisation dans le recul de l'emploi industriel ? » : https://research.natixis.com/Site/fr/publication/LBEdSgnIV37FJFMuW7Zxzg%3D%3D


Augustin Landier et David Thesmar, 10 idées qui coulent la France, Flammarion, 2014 (cf. les cinq premières idées en particulier).





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