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Maurice Allais contre « l'économie casino »

Thierry Marin

Dernière mise à jour : 1 févr.

La spéculation financière est un sujet qui divise les opinions depuis des siècles. Elle est souvent vue comme le moteur de l'innovation et de la croissance économique, mais aussi comme une source d'instabilité et d'inégalités, tenues pour injustes. Cet article explore les différentes facettes de la spéculation financière en s'appuyant sur les réflexions de Maurice Allais, prix Nobel d'économie, connu pour ses critiques acerbes de la spéculation, ainsi que sur des perspectives plus libérales apportées par les écoles autrichienne et de Chicago.


La spéculation financière, pratique vieille comme l'économie elle-même, se retrouve aujourd'hui au cœur de nombreuses discussions sur la stabilité des marchés et l'éthique financière. Bien que les marchés modernes soient alimentés par des mécanismes complexes de crédit et de spéculation, il est notable que plusieurs religions aient historiquement imposé des interdictions sur le prêt à intérêt. Dans le christianisme, notamment, l'usure était condamnée par les enseignements de l'Église catholique, qui voyait le prêt à intérêt comme une forme de pêché. De même, l'islam, avec la notion de riba (prêt à intérêt), et le judaïsme, avec la même interdiction du prêt à intérêt, ont établi des cadres moraux contre ce qu’ils considéraient comme une exploitation indue des individus poussés par le besoin. Au Moyen Âge en Occident, pour contourner ces interdictions, diverses méthodes ont été élaborées. Un exemple notable était le "contrat de cens", où l'emprunteur payait un « cens » annuel en échange d'une somme d'argent, ce qui techniquement n'était pas considéré comme un prêt à intérêt dans la mesure où il n’y avait pas à rembourser le capital. D'autres stratagèmes incluaient des partenariats commerciaux où l'investisseur partageait les risques du commerce plutôt que de prêter de l'argent à taux fixe. Ces méthodes, bien que créatives, montrent comment la pression économique a souvent conduit à des solutions de contournement des lois religieuses, offrant un aperçu des tensions entre la moralité religieuse et les exigences du commerce. Ainsi, l'adage "on ne mélange pas morale et économie" prend tout son sens, illustrant la complexité de naviguer entre les impératifs éthiques et les réalités du marché.


La spéculation, dans un contexte administratif et économique, se réfère à l'action d'acheter des biens, des actifs ou des titres financiers dans l'espoir de les revendre à un prix plus élevé pour en tirer un profit ; ou, à l’inverse, de vendre à terme un bien dont on pense que le prix va baisser. Cette pratique repose sur l'anticipation des fluctuations des prix sur le marché, souvent sans l'intention d'utiliser ou de consommer le bien acquis. En France, la spéculation est encadrée par diverses lois et réglementations visant à prévenir les abus de marché, comme la manipulation des prix ou le délit d'initié. Les administrations, telles que l'Autorité des marchés financiers (AMF), surveillent ces activités pour garantir la transparence et l'équité dans les échanges.


La spéculation financière utilise une variété de méthodes et de produits financiers pour tenter de maximiser les profits en jouant sur les fluctuations des marchés. Parmi les méthodes les plus courantes, on trouve le trading (la négociation) à haute fréquence, où des algorithmes informatiques effectuent des transactions d’achat suivi de vente (ou l’inverse) en millisecondes pour tirer parti de petites variations de prix. Les investisseurs peuvent également utiliser l'effet de levier, empruntant de l'argent pour augmenter le montant de leurs positions, ce qui amplifie à la fois les gains et les risques potentiels. S’agissant des  produits financiers, les actions sont souvent utilisées pour la spéculation à court terme, mais les dérivés comme les options et les futures (contrats à terme) permettent de parier sur l’évolution future des prix sans posséder l'actif sous-jacent. Les CFD (Contracts for Difference, contrats pour la différence) offrent une autre voie, permettant aux spéculateurs de miser sur la hausse ou la baisse des valeurs sans posséder les titres. Les matières premières, les devises sur le marché des changes (Forex, Foreign exchange market), et même les crypto-monnaies sont également des terrains de jeu pour les spéculateurs, chacun ayant ses propres spécificités et risques. Chaque méthode et produit comporte des particularités réglementaires et des stratégies spécifiques, nécessitant une compréhension approfondie des marchés pour être utilisés efficacement.


La spéculation a joué un rôle central dans la crise des subprimes (titres de deuxième ordre) en 2008. Les institutions financières et les investisseurs spéculaient massivement sur les marchés immobiliers aux États-Unis en créant et en négociant des produits financiers complexes, tels que les CDO (Collateralized Debt Obligations - obligations adossées à des dettes), qui étaient souvent adossés à des prêts hypothécaires à risque. Ces produits étaient vendus avec des évaluations de risque sous-estimées, encouragés par une hausse constante des prix de l'immobilier qui semblait garantir des rendements élevés. Cependant, la spéculation a conduit à une bulle immobilière ; quand la bulle a éclaté, les valeurs des actifs ont chuté, révélant la véritable étendue du risque. Les défauts de paiement des emprunteurs des subprimes ont déclenché une réaction en chaîne, dévaluant les CDO et provoquant des pertes énormes pour les banques et les investisseurs, conduisant à une crise de liquidité et à la faillite de grandes institutions financières. Cette situation a non seulement mis en lumière les dangers de la spéculation, mais a aussi mené à une crise économique mondiale, soulignant la nécessité d'une régulation plus stricte des marchés financiers.


La doctrine traditionnelle sur la spéculation financière soutient qu'elle est essentielle au bon fonctionnement des marchés. Les spéculateurs, en prenant des risques, apportent la liquidité nécessaire pour que les marchés fonctionnent efficacement. Ils permettent aux entreprises de lever des fonds pour des projets innovants, favorisant ainsi la croissance économique. Par exemple, les marchés boursiers permettent aux petites entreprises d'accéder à un capital qui serait autrement hors de portée. Maurice Allais, bien que critique de nombreux aspects de la finance moderne, reconnaît que la spéculation peut jouer un rôle positif. Il le note dans ses écrits : « La spéculation n'est pas en soi une activité nuisible. Elle peut, dans certaines conditions, contribuer à l'efficience des marchés en répartissant les risques entre ceux qui souhaitent les prendre et ceux qui souhaitent s'en protéger. »


Cependant, les dangers inhérents à la spéculation sont également bien documentés. Maurice Allais, dans son ouvrage Les Conditions Monétaires d'une Économie de Marché, critique sévèrement ce qu'il appelle la « spéculation excessive ». Selon lui, la spéculation peut conduire à des bulles économiques, suivies d'effondrements dévastateurs. Les crises financières comme celle de 2008 sont souvent attribuées à des spéculations irresponsables dans le cadre desquelles les acteurs financiers ont pris des risques démesurés, souvent avec des instruments financiers complexes et mal compris. Allais souligne également que la spéculation peut exacerber des inégalités économiques indues. Les spéculateurs gagnent souvent à court terme au détriment des investisseurs à long terme, ce qui peut conduire à une concentration abusive de la richesse et à des déséquilibres sociaux. Il critique les politiques monétaires qui, selon lui, encouragent cette spéculation en fournissant une liquidité excessive aux marchés.


En contrepoint, les économistes de l'école autrichienne ont un point de vue différent sur la spéculation. Pour des figures comme Ludwig (von) Mises et Friedrich (von) Hayek, la spéculation est un signal essentiel pour l'allocation efficace des ressources. Ils soutiennent que les spéculateurs, en anticipant les changements de prix, contribuent à l'ajustement rapide du marché et à la formation des prix. Selon Hayek, la spéculation aide à redistribuer les ressources vers les usages les plus valorisés par les consommateurs, ce qui est un processus fondamentalement positif pour l'économie. Les prix, dans cette optique, servent d'information cruciale pour les décisions économiques, et la spéculation est une part intégrante de ce mécanisme d'information.

L'école de Chicago, représentée par Milton Friedman parmi d'autres, partage une vision similaire. Friedman a défendu l'idée que les marchés libres, même avec de la spéculation, tendent vers l'équilibre et la prospérité à long terme. Il soutient que la spéculation, lorsqu'elle n'est pas entravée par des interventions gouvernementales excessives, peut servir à corriger les déséquilibres du marché. Pour Friedman, l'intervention de l'État dans l’encadrement de la spéculation peut souvent causer plus de mal que de bien, en introduisant des distorsions qui mènent à des inefficacités économiques.


En combinant ces différentes perspectives, on peut envisager un cadre réglementaire qui équilibre les avantages et les risques de la spéculation. Maurice Allais propose plusieurs solutions pour encadrer la spéculation sans étouffer l'innovation économique :


  1. Encadrement des marchés financiers : il plaide pour un encadrement strict des marchés financiers, avec des mécanismes pour prévenir les bulles spéculatives comme des coefficieints de capital plus élevés pour les banques et des limites à l'endettement.

  2. Transparence et éducation financière : Allais insiste sur la nécessité d'une plus grande transparence dans les opérations financières et une éducation financière accrue des citoyens pour mieux comprendre les risques de la spéculation.

  3. Politiques monétaires prudentes : il critique les politiques monétaires laxistes qui, selon lui, alimentent la spéculation. Il propose des politiques fondées sur une monnaie stable et des taux d'intérêt qui reflètent réellement l'état de l'économie.


Les économistes libéraux, tout en reconnaissant la nécessité de certaines réglementations pour maintenir l'intégrité des marchés, insistent sur la prudence dans ces interventions. Ils mettent en avant l'importance de laisser les mécanismes de marché fonctionner pour éviter les conséquences imprévues des politiques réglementaires excessives.


La spéculation financière continue d'être un sujet complexe et controversé. Les contributions de Maurice Allais montrent qu'il est possible de reconnaître les bénéfices de la spéculation tout en étant conscient de ses dangers. En intégrant les idées de l'école autrichienne et de celle de Chicago, on pourrait envisager un système où la spéculation contribue positivement à l'économie sans menacer sa stabilité. L'objectif devrait être de créer un cadre où l'innovation et la croissance économique seraient encouragées, mais où les risques systémiques seraient minimisés. Ce débat est loin d'être clos, mais les réflexions de figures comme Allais, Mises, Hayek, et Friedman restent essentielles pour guider les futurs autorités et économistes vers des solutions équilibrées et durables.


Thierry Marin


1 commentaire

1 comentario


Antonio David
04 feb

J'aime beaucoup cette visione réaliste de l'especulation, ne diabolisation ne idolâtrie

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